Luc Courchesne : Wien Chiaroscuro — Extraits

4 Septembre - 25 Octobre 2025

Wien Chiaroscuro — Extraits

Une flânerie immersive dans la riche histoire de Vienne, par Luc Courchesne (2025).

 

Vienne. S’y promener, s’y perdre; entrer en contact avec les habitants, infiltrer leurs quartiers, trouver les passages vers des dimensions cachées de la réalité… jusqu'à ce que nous comprenions pourquoi nous sommes venus. L'exposition Wien Chiaroscuro - Extraits rassemble des oeuvres récentes de Luc Courchesne, réalisées suite à ses séjours à Vienne en 2021 et 2022. À travers une installation de paravents-vitraux, des impressions sur verre et une œuvre virtuelle, entre autres, la riche histoire de Vienne devient la toile de fond d’une plongée dans l’expérience d’être.

 

La série de paravents-vitraux formant un labyrinthe a été extraite de Wien Chiaroscuro, monde virtuel immersif composé par Courchesne. De façon analogue à la version de l’œuvre utilisant un casque de réalité virtuelle, cette installation offre au visiteur-flâneur un collage multi-couches qui cherche à dissoudre la frontière entre les mondes physiques et le virtuel et à redéployer la réalité complexe au sein de laquelle nos vies s’expriment. 

 

Wien Chiaroscuro — Extraits fait partie du programme satellite de MOMENTA Biennale d'art contemporain.

 

Parallèlement à cette exposition, Courchesne présentera une performance immersive dans la Satosphère, le grand dôme de la Société des arts technologiques, du 30 septembre au 2 octobre. Dans cette performance immersive au sein d’un espace 3D, Courchesne nous fait vivre son aventure viennoise tout en exposant les processus de création ainsi que les stratégies qu’il utilise pour transformer le spectateur en visiteur-flâneur.

 

 

 

Wien Chiaroscuro  - Un texte d'Anaïs Auger-Mathurin

 

À l’heure incertaine du chien et du loup, un espion s’est infiltré dans les rues de Vienne. Un étrange gadget à la main — un boîtier qui capte en anamorphoses —, il se donne entier à sa mission : il arpente le sommet de la cathédrale Saint-Étienne, récolte des indices auprès de locaux — Margo, Lissie, Kévin et Manuel —, s’immisce au Café Central et concerte son acolyte, Paule, au Café Museum. Il ratisse la ville, l’observe et l’archive, attentif aux liens qui unissent son histoire personnelle à celle, plus grande, de la ville. Mais sa mission est nébuleuse, et pour cause : l’espion n’est guidé que par très peu, sauf le désir de comprendre quelle force agissante — besoin, désir, sérendipité ? — l’envoie sur les hauteurs de Saint-Étienne, devant Margo, Lissie, Kévin et Manuel et à l’intérieur de ces cafés. À Vienne, l’espion ignore plus qu’il ne sait, et c’est sans doute ce qui lui plaît le plus. Plus moyen que fin, ses infiltrations sont un prétexte pour être au monde. 

 

Vienne n’y aura pas échappé : comme l’ont été Ōgaki, Venise, Paris, Beijing ou l’Isle-aux-Grues, la capitale autrichienne devient à son tour un terrain de flânerie, une zone sensible à capter et à archiver au service de la quête personnelle de Luc Courchesne. C’est là, sous la lentille et le pas flâneur de l’artiste, qu’est né Wien Chiarocusco

 

Avant de prendre corps sous la forme de panneaux de verres, présentement exposés à la galerie Pierre-François Ouellette, Wien Chiaroscuro a commencé dans l’hypermonde du virtuel. Entamé à Vienne à l’automne 2021, le projet s’est d’abord déployé sous une première itération « technologique », invitant à découvrir la ville en pleine immersion, grâce à un casque VR ou tout autre dispositif immersif compatible. 

 

Enfilez votre casque VR. À la manière de Nu au Paradis (2018) ou d’Ontologies éphémères (2019), Wien Chiaroscuro vous entraîne dans une nuée d’images flottantes, une Vienne fragmentée et démultipliée. Les images — portraits anciens, archives, paysages et fragments d’architecture — s’accolent, se superposent et se frottent dans une perspective télescopée. Nombre d’entre elles ont été captées par Luc Courchesne au fil de ses déambulations aléatoires, à contre-courant des allées et venues agitées et formatées de la ville. Vous vous retrouvez ainsi dans un collage passionné, dans le journal de voyage d’un topophile, curieux de Vienne et du virtuel. Comme en apesanteur, vous baignez dans un néant, un espace particulier où deux degrés de votre sensibilité, le repli — cocooning — et l’expansion sont en dialectique[1]. Dans cet hypermonde implosé, les physiques de la réalité ont été détournées : les amateurs de jeux vidéo y reconnaîtront volontiers la sensation du no-clip, ce moment étrange où l’on chute « hors » de la carte, hors des zones jouables, au risque d’atterrir dans les backrooms de l’hypermonde. Attardez-vous sur l’une des images flottantes, observez-la, cliquez : elle s’ouvrira comme un portail. À travers ses souvenirs et ses moments qui se suspendent autour de vous, vous devenez vous-même ce.tte flâneur. euse — ou espion. ne ? — de Vienne. 

 

Luc Courchesne est un artiste généreux. À rebours de tout repli sur soi, ses expériences — ici ses infiltrations viennoises — ne sont pas des moments qu’il prise à vivre en solitaire. Dès qu’il le peut, il saisit les potentialités de la technologie, tend la main à l’autre, l’invite à franchir les balises du réel et à s’engager dans la virtualité. C’est là que son être-au-monde se partage, et se démultiplie au nombre d’êtres qui acceptent l’invitation. Cette diffusion, presque sans effort, accomplie par la technologie, d’une expérience pourtant intime et située, concrétise la vision anticipatrice de Paul Valéry quant à l’avenir des arts. Déjà, en 1928, Valéry écrit : « Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art[2]. » Il poursuit : « On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations — ou plus exactement, le système d’excitations, — que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. […] Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. […] Ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe. » Près d’un siècle plus tard, Wien Chiaroscuro incarne ce « système d’excitations » à vivre en tout temps et à tout moment, cette possibilité de s’extraire du réel pour vivre ce que Paul Valéry appelait déjà une « Réalité Sensible à domicile[3] ». 

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Retirez votre casque VR. Avec Wien Chiaroscuro, Luc Courchesne introduit une composante inédite dans son corpus. Plongé dans son Vienne virtuel, il a isolé des vues de l’expérience immersive, et les a reproduites sur des panneaux de verre. Les juxtapositions aléatoires, générées uniquement par le regard du.de la spectateur.trice, sont ainsi figées. Luc Courchesne cristallise le virtuel, son virtuel. Jouant de la transparence naturelle du verre, ces impressions évoquent des fenêtres qui donnent moins sur la capitale autrichienne, que sur le journal viennois de l’artiste. Comme leurs homologues de l’hypermonde, ces paravents de verre flottent dans la galerie, dessinant un parcours que le.la spectateur.rice, en flâneur.euse elle.lui aussi, peut emprunter pour cheminer à travers les images. 

 

Que votre première rencontre avec le Vienne de Luc Courchesne soit virtuelle ou physique importe peu : dans les deux cas, vous vous retrouvez dans une forme d’immersion, enveloppé.e dans une nuée d’images fantomatiques à décrypter. Jumelles dans leur capacité à capter le regard de tous les côtés, les deux expériences sont complémentaires, et émergent comme des tentatives de faire pont entre un « ici » situé — tantôt la galerie, tantôt l’endroit depuis lequel vous vivez l’expérience en immersion virtuelle — et un « là-bas » passé : Vienne. Explorer Wien Chiaroscuro, c’est devenir flâneur.euse, certes, mais du Vienne de Courchesne plus que de Vienne elle-même. Très vite, on prend conscience de notre curieuse position de flâneur.euse qui flâne dans une flânerie déjà vécue. On cherche, on suit les traces, on scrute — plus qu’on ne déambule innocemment.

 

Cette méta-flânerie ne fait pas l’économie de questions pour le.la spectateur.rice qui avance en quête : que fais-je ici ? Où est ma place ? Où vais-je et pourquoi ? Qu’est-ce que je cherche — où plutôt qu’est-ce que je m’attends à trouver ? Suis-je à la recherche d’un signe, d’un indice pour me guider, comme Luc Courchesne cherchant une clé sur la tombe de Rainer Maria Rilke? À travers ces questionnements d’ordre existentiel, Wien Chiaroscuro fait du.de la spectateur.rice moins un être qui sait, qu’un être qui se questionne : homo quaerens, plus que sapiens. Parce qu’il cherche — le monde, qui il est —, l’homo quaerens est ni perdu, ni jamais arrivé. Il se construit au fil des chemins qu’il n’a pas encore tracés. À travers ces déambulations, virtuelles ou physiques, l’artiste souhaite alimenter votre propre quête existentielle. Car finalement Vienne n’est qu’un prétexte, une toile de fond riche, mais instrumentale, pour une introspection sérieuse. 

 

La difficulté qu’éprouve l’homo quaerens du Vienne de Luc Courchesne à trouver réponse à ses questions alimente sans doute la part claire-obscure de l’expérience. Le goût — ou la saine obsession — de Luc Courchesne pour le clair-obscur traverse son œuvre depuis les années 1980, en témoignent The Center is Dark (1982) ou son Installation claire-obscure de 1986. Au clair-obscur, l’artiste s’y intéresse moins pour ses propriétés formelles, que pour ses effets et ses conditions de possibilités. Se profile, dans sa démarche, un clair-obscur en tant que manière d’être : être en clair-obscur, ce serait occuper une zone de transition, un espace trouble aux contours indéfinis. Une disposition mentale et sensible dans laquelle se suspend le besoin de certitude, une zone tampon où l’on embrasse ce qui s’énonce qu’à la lisière des choses. Le terme « clair-obscur » incarne l’ambivalence même qu’il nomme, se donnant « la fonction de réunir, dans un même lieu, l’harmonie incertaine de l’ombre et de la lumière […][4] ». Est en clair-obscur le lien même du mot, le trait d’union que l’orthographe fait tendre entre deux réalités, « clair » et « obscur », tenues pour opposées, mais réconciliées pour en engendrer une nouvelle. 

 

Cette dialectique est d’ailleurs au cœur de l’attitude du.de la flâneur.euse. La flânerie — qui peut aussi être une méthode d’enquête pour l’espion.ne — est une pratique résolument claire-obscure. Baudelaire décrit justement cette posture paradoxale, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur : « Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde[5]. » Cette distance au monde, tout en y étant immergé.e, rappelle le certain confort que l’on éprouve chez soi, depuis sa fenêtre, à pouvoir observer le monde sans être vu. Est-ce cette même expérience d’entre-deux que les fenêtres flottantes de Luc Courchesne cherchent à susciter ? 

 

N’en demeure pas moins que ces expérimentations de verre offrent une nouvelle posture à l’observateur-flâneur. Sur ces surfaces translucides, Luc Courchesne transpose son expérience viennoise, d’abord vécue, ensuite virtualisée, vers un retour assumé au physique. Un glissement d’un médium à l’autre qui redonne au corps sa part d’initiative, lui permettant de se mouvoir, littéralement, parmi les images. Si « marcher » est la condition même du.de la flâneur. euse[6], alors déambuler entre les panneaux de verre se rapproche bien davantage de la flânerie que les errances virtuelles. Car là où le virtuel amène Vienne au corps — les images bombardent le corps, lui, immobile —, l’installation physique de Wien Chiaroscuro fait l’inverse : c’est le corps qui se met en mouvement vers Vienne, avançant à pas lents entre les fragments d’images. Dans l’expérience virtuelle de Wien Chiaroscuro, marcher est le geste qui permet de sortir — comme le souffle la voix off : « Pour sortir, avancez de trois pas… littéralement ». Dans l’installation physique de Courchesne, marcher — dans les images — ne sert plus à clore l’expérience, mais à y plonger un peu plus.  

 

De l’espace virtuel à l’espace physique, il demeure deux Vienne flottantes, ouvertes et offertes comme terrains de questionnements. L’artiste transpose son expérience d’un médium à l’autre. Quels effets entraîne cette transposition ? McLuhan nous l’a appris : « the medium is the message[7] ». La manière dont l’un. e accède à un contenu agit directement son intelligibilité, infléchit son sens et sa portée. Le passage du médium virtuel au médium du verre propose un nouveau régime de présence. Aux interrogations existentielles que Luc Courchesne explore depuis des décennies, cette mutation de support semble vouloir proposer un nouveau positionnement — pour le.la spectateur.rice, mais aussi pour l’artiste lui-même. 

 

Ces panneaux de verre marquent une première tentative de réifier une expérience de flânerie jusqu’alors cantonnée au virtuel. Ils ne sont sans doute qu’un point de départ avant une proposition plus ambitieuse encore, qui saura, avec le temps, répondre pleinement à la quête poursuivie par l’artiste. Et si ces panneaux, s’ouvraient un jour, à l’image de l’expérience virtuelle, et devenaient des portails à franchir ?

Retour au clair-obscur. Car c’est peut-être là, dans l’incertitude et le flou, que se tient une posture féconde : non pour résoudre, mais pour chercher. Luc Courchesne est en quête — quaerens. Et cette quête n’appelle pas de fin. Elle est, en elle-même, une manière d’être. Posons-le autrement : l’être-au-monde de Luc Courchesne consisterait peut-être à cela, chercher, sans relâche, des formes toujours plus aptes à contenir sa quête.

 



[1] Propos de l’artiste Joseph Nechvatal dans un entretien publié par Yves Citton. Yves Citton, « Television Art, Ubiquity and Immersion. A Dialogue of Translation with Joseph Nechvatal”, Multitudes, 5 HS nº2, (2010), p. 217

[2] Paul Valéry. « La conquête de l’ubiquité », in Œuvres, tome II. Pièces sur l’art. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard. 1960 [1928]. 

[3] Ibid

[4] Christian Biet. « Les impasses de la lumière : le clair-obscur », Le Siècle de la Lumière, édité par Christian Biet and Vincent Jullien. Lyon: ENS Éditions, 1997.

[5] Citation de Charles Baudelaire, L’Art romantique, 1869. [cité par Walter Benjamin Paris Capitale du XIXe siècle, p. 463]

[6] Thomas Charmont, « La ville numérique exposée : internet au service de la flânerie », Art et histoire de l’art, 2015. 

[7] Marshall McLuhan, « The medium is the message », Understanding Media: The Extensions of Man, 1964.