Geneviève et Matthieu @ pfoac221

21 Septembre - 19 Octobre 2013

La Jamésie : un nouveau milieu de l’art?

Dans son œuvre interdisciplinaire en cours La Jamésie, qui se conclura par un voyage en auto de 1000 kilomètres dans la région peu connue de la Jamésie dans le Nord-du-Québec, le duo Geneviève et Matthieu imagine un nouveau territoire où pourront vivre en paix et en harmonie tous ceux et celles qui sont artistiquement enclins et socialement ineptes. Dans leur exploration des allégories du paysage boréal surnaturel, faisant parfois appel aux prédictions de la science-fiction, les artistes ont produit un corpus diversifié d’«accessoires» sculpturaux qui sont revitalisés par une poésie noire, des performance athlétiques, des sons cinématographiques et de la musique.

Si les objets présentés sont des lieux communs du modernisme, ils réussissent à nous déstabiliser non seulement par leur économie de moyens et figuration dépouillée, mais aussi par l’aspect brut des matériaux utilisés, comme si le minimalisme et l’expressionisme abstrait étaient retenus de peine et de misère par l’arte povera. Jeu impertinent et critique sur les mouvements artistiques passés et actuels – culture du bricolage, art conceptuel et arts «performatifs» –, les œuvres énigmatiques présentées ici livrent une grande part de leur signification uniquement quand ils sont animées par les artistes eux-mêmes. En un certain sens, les artistes font allusion à l’étanchéité d’un large pan de l’art moderne et contemporain qui, dans le présent contexte, ne peut être éclairé que par l’interaction et la coopération humaines.

Dans les nouvelles performances musicales qui font partie de cette exposition, le duo étrangement envoûtant de Geneviève et Matthieu chante ce nouveau territoire, La Jamésie, où les marginalisés – les laissés-pour-compte et perdants de ce monde – peuvent recommencer leur vie sur Terre. Il s’agit d’une proposition complexe mais très pertinente, étant donné le climat politique actuel où les droits de la personne et la liberté d’expression attendent, précarisés, à la frontière. 

À propos de leur nouveau morceau Artistiquement, ils en ont long à dire. 
«Non, je ne monterai pas dans l’autobus du show business.»
«Si on avait quelque chose à dire, on le dirait, on se gênerait pas» 

Il existe quelques mantras artistiques essentiels que la plupart des créateurs se récitent dans le plus grand des silences, dans l’intimité, dans leurs têtes, pendant qu’ils refont les gestes requis pour produire des œuvres destinées au marché, tout en rêvant encore de liberté artistique, d’une meilleure vie. Le droit inhérent des artistes à la liberté d’expression a été fâcheusement réduit au statut de privilège dans ce milieu de l’art hyper commercialisé qui exerce de plus en d’influence et de contrôle. Le milieu de l’art, dans son état actuel, n’a plus de place pour les visionnaires, les êtres de courage et de liberté. Où iront-ils donc?  

Malgré cette chute libre, il y a une armée d’artistes qui ne feront pas de compromis et ne se laisseront pas assimiler (Geneviève et Matthieu en sont) et qui s’acharnent à fouiller de nouveaux parcours et possibilités. La Jamésie semble donc être un SOS personnel et politique, en défense de l’intégrité et de la liberté artistiques. C’est une allégorie du temps présent qui est le nôtre, alors que les artistes et leur travail sont réifiés par le marché de l’art au point de ne sembler que les produits d’une chaîne de montage en usine. Ce n’est pas La Jamésie, mais un crâne en diamants de 28 millions de dollars qui serait un sujet de science-fiction. Pour certaines performances, Geneviève, suivie de ses avatars, s’exprime dans une voix menaçante qui pourrait bien émaner d’un chef de secte, d’un démon ou du plus profond d’elle-même – impossible à dire. L’effet terrifiant est absolument voulu et il est censé ébranler notre complaisance. 

Depuis les années 1990, au moment où l’art interdisciplinaire empiétait si radicalement sur toutes les autres disciplines, Geneviève et Matthieu ont élaboré leur approche non conformiste de l’ambidextrie artistique. C’est l’intégration, dans leur pratique, non seulement de formes artistiques mais aussi de gens qui la rend si pertinente et, bien qu’il ne soit pas toujours évident de faire la différence entre l’art et la vie, c’est peut-être ça, justement, qui est important. À la tête du centre d’artistes autogéré L'Écart lieu d'art actuel à Rouyn-Noranda depuis les dix dernières années, ils ont récemment acquis et rénové un édifice de plus de 20 000 pied carrés qui abrite maintenant le centre, d’autres organismes culturels et sept ateliers d’artistes professionnels, dans une région dont la communauté artistique est en pleine croissance. Geneviève et Matthieu vivent dans un ancien presbytère de l’autre côté de la rue, relié à une église maintenant converti en salle de spectacles. Par ailleurs, L'Écart n’a pas comme toile de fond une belle forêt boréale, mais une imposante mine de cuivre située à quelques coins de rue à peine, qui donne parfois l’impression que le centre et la mine ne constituent qu’un seul et même bâtiment, colossal et grotesque. 

Ce que Geneviève et Matthieu ne réalisent peut-être pas, c’est que leurs rêves sur La Jamésie se sont en grande partie concrétisés, dans leurs vies, à leur centre d’artistes autogéré et dans leurs communautés. Je peux témoigner, en tant qu’ami «jamésien» de longue date, du fait que, pour Geneviève et Matthieu, la culture, la communauté et la vie sont synonymes. Ils vivent cette vie artistique authentique que personne n’a choisie à leur place. Dans ce projet, La Jamésiepourrait bien être la doublure symbolique de Rouyn-Noranda ou, plus précisément de L'Écart, un foyer artistique au beau milieu de cette vaste étendue abitibienne, à la frontière d’un nouveau territoire qu’ils ont entrepris d’explorer. Il ne s’agit pas tant d’aspirer à un monde meilleur que d’aspirer à un meilleur monde de l’art.

La vie culturelle dépend énormément des rebelles, des introvertis, des déglingués, des outsiders, des gribouilleurs, des excentriques et des ésotériques, qui contrent l’homogénéisation et l’institutionnalisation qui extirpent si souvent la vie de l’art. Être artiste, à certains égards, c’est un engagement relationnel à long terme, que la pratique de Geneviève et Matthieu évoque avec beaucoup de force. «La Jamésie» a fondamentalement à voir avec le sens de l’art en soi et, pour la durée du présent projet, on peut voyager dans le temps et l’espace, et peut-être même imaginer ce que serait pour nous une vie artistique différente.